Paul Ricoeur et l’aporétique de la temporalité : Aristote & Augustin

L’Atelier des concepts, Par Emmanuel AVONYO, op

Semaine du 16 novembre 2009

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Deuxième partie                                                             >>>Première partie

Nous conviendrons d’appeler « aporétique de la temporalité » l’étude de la triple série d’apories observées par Ricœur tout au long de l’histoire de la philosophie et qui auraient dû conduire à un échec philosophique s’agissant du dénouement du problème du temps. L’aporicité croissante du « temps inscrutable » amènera Ricœur à donner des répliques (formes de remèdes) aux différentes apories en dehors du discours spéculatif traditionnel. Les apories sont mises en évidence dans trois différentes fictions qui opposent Aristote à saint Augustin, Husserl à Kant, et Heidegger à la notion « vulgaire » du temps. Les premières apories auxquelles se consacre l’atelier des concepts de cette semaine concernent l’occultation mutuelle de la perspective phénoménologique et de la perspective cosmologique.

L’irréductibilité du temps physique d’Aristote au temps psychique d’Augustin

La difficulté principale que dégage l’aporétique de temps est l’irréductibilité du temps du monde au temps de l’âme. Cette irréductibilité peut être vérifiée de part et d’autre, car tant chez Aristote que chez Augustin, l’argumentation de la construction du temps débouche sur une impasse.

Pour Augustin, les apories qui doivent être résolues en priorité sont celles qui concernent le commencement du temps et de la création. Augustin affirmait que le temps a commencé en même temps que les choses créées. Ce temps ne peut être que celui de toutes les créatures. Mais pour s’opposer au temps physique d’Aristote, il a plutôt fait valoir le temps de l’âme, la distension d’un esprit individuel (Temps et Récit III, p. 352-353). Augustin ne peut évidemment pas réfuter Aristote en demeurant dans cette ambivalence. D’où l’aporie interne à sa conception du temps.

Chez Aristote, les apories se rencontrent à plusieurs niveaux. L’argumentation d’Aristote dans la construction d’une définition du temps suit, selon Ricœur, trois étapes qui aboutissent à trois irréductibilités du temps du monde au temps de l’âme d’Augustin (Temps et Récit III, p. 22-26). Rappelons chacune de ces étapes pour saisir l’élément aporétique de l’argumentation.

La première aporie surgit lorsque Aristote conçoit l’indépendance entre le temps et le mouvement et le formule ainsi : le temps n’est ni le mouvement ni sans mouvement, mais il est quelque chose du mouvement. Augustin cherchera à greffer la distension de l’âme sur ce « quelque chose du mouvement ». Or c’est impossible de concilier la distension de l’âme avec un temps qui se définit comme « quelque chose du mouvement ». De cette impossibilité résulte la première difficulté centrale du temps.

Deuxièmement, l’avant et l’après d’Aristote, c’est-à-dire la succession, se passent dans le mouvement. C’est en cela que le temps d’Aristote est quelque chose du mouvement. La succession qui n’est qu’un avant et un après dans le temps, n’est pas absolument première. Elle procède du mouvement qui déjà est dans le monde avant d’être dans l’âme. Ainsi, l’esprit subit toujours la succession (le temps) avant de la saisir. Cet irréductible est la deuxième aporie.

Troisièmement, Aristote définit le temps comme le nombre du mouvement selon le postérieur et l’antérieur. Cette définition ne fait référence à aucune détermination noétique de l’âme, même si Aristote reconnaît que le temps requiert l’âme pour distinguer les instants et compter les intervalles. Cette conception fermée du temps fait que l’extension du temps physique ne se laisse pas dériver d’une distension de l’âme. « La réciproque s’impose avec le même caractère contraignant. Cette nouvelle aporie est déterminante selon Ricœur, car ce qui fait obstacle à la dérivation inverse, c’est tout simplement l’écart conceptuellement infranchissable entre la notion d’instant au sens d’Aristote et celle du présent au sens d’Augustin » (Temps et Récit III, p. 30).

Les apories de l’instant-présent

Pour Ricœur, toutes les difficultés relevées plus haut conduisent à l’évidence que les apories du temps se concentrent autour de la structure du présent. Cette structure peut être envisagée selon deux modalités : « l’instant ponctuel, réduit à une coupure entre un avant et un après illimité, et le présent vivant, gros d’un passé immédiat et d’un futur imminent » (Réflexion faite, Esprit, 1995, p. 66). L’on y perçoit subtilement deux conceptions opposées du présent. Cela entraînera deux grandes apories.

La première aporie

L’instant constitue la pièce maîtresse de la théorie aristotélicienne du temps.  C’est l’intervalle entre deux instants qui est nombrable (mesurable). L’instant d’Aristote, en tant que coupure opérée par l’esprit dans la continuité du mouvement, peut être n’importe lequel. Or ce n’importe quel instant est déjà un présent singulier chez Augustin. Ce présent, dans le langage de Benveniste, c’est tout instant désigné par le locuteur comme le « maintenant » de son énonciation.

La distinction entre instant quelconque et instant situé (particulier) a une double conséquence : d’abord, ce sont les coupures du mouvement par l’esprit qui déterminent l’avant et l’après chez Aristote ; et l’instant est fin de l’avant et commencement de l’après. Ensuite, chez Augustin, il n’y a de passé et de futur que par rapport à cet instant de l’énonciation qui est un présent. Cette situation entretient une aporie. La notion de succession (avant-après) chez Aristote est complètement étrangère au passé-futur-présent selon la distension de l’âme. Telle est selon Ricœur, la plus grande aporie du problème du temps avant Kant. Le temps phénoménologique d’Augustin ne peut pas se réduire au temps cosmologique d’Aristote.

La seconde aporie

Ricœur situe la seconde aporie au niveau de cette question d’Aristote : « en quel sens peut-on dire que le temps est continu grâce à l’instant et divisé selon l’instant ? » Aristote répond que c’est dans la relation entre l’avant et l’après, l’instant jouant la fonction de coupure et de lien. Ricœur pense qu’à ce niveau, il faut chercher dans le triple présent d’Augustin le principe de la continuité et de la discontinuité proprement temporelles. C’est sur cette difficulté que pourrait se greffer une analyse augustinienne sur le triple présent (Temps et Récit, III, p. 33-34). Or Aristote ne l’entendrait pas, sous peine de ruiner la dépendance du temps et du mouvement.

En conclusion, Ricœur établit que c’est par un saut que l’on peut passer d’une perspective à l’autre. Il n’est donc pas possible d’attaquer le problème du temps par une seule extrémité, l’âme ou le mouvement. La seule distension de l’âme ne peut produire l’extension du temps ; seul le dynamisme du mouvement ne peut engendrer la dialectique du triple présent. Dans ces conditions d’échecs en cascade, seule une poétique du récit permettra de conjoindre ce que la spéculation disjoint. La « poétique » est la solution ou la réplique que l’opération narrative suggérée par Ricœur apportera pour remédier à l’impasse.

La confrontation entre le temps de l’âme selon saint Augustin et le temps de la physique selon Aristote n’a pas encore épuisé l’aporétique du temps. Nous poursuivrons notre lecture dans l’atelier des concepts de la semaine à venir. Ce qui vous est présenté ici n’est pas le travail d’un expert. Vous êtes invités à vous coltiner vous-mêmes au texte de Ricoeur dans toute son épaisseur conceptuelle afin de vous y frayer un chemin, et si possible, de nous faire part de vos critiques en contexte. Bonne lecture !

Emmanuel AVONYO, op

>>>Paul Ricoeur et le concept de temps

>>> Suite : Husserl et Kant

>>> Peut-on réinventer le concept de développement ?

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