Peut-on réinventer le concept de développement ?

Emmanuel AVONYO, op

Voir aussi >>> Éléments de réflexion pour une anthropologie philosophique du développement

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INTRODUCTION

Nous voudrions dans cet article rendre compte d’une réflexion faite en anthropologie du développement par Benjamin Akotia[1] et nous questionner sur les moyens de sa mise en œuvre. Notre anthropologue critique le développement tel qu’il est pratiqué dans le monde et les anthropologies du développement considérées comme de simples auxiliaires des idéologies du développement. La critique est accompagnée d’un instrument anthropologique d’observation et d’analyse du développement : l’anthropologie des outils et des impôts. Cette anthropologie formule une double hypothèse : d’une part, le développement est une construction de l’esprit qui reflète les mythes et les intérêts de ses constructeurs, et d’autre part, il faut comprendre la dynamique sociale du développement propre à chaque tradition ainsi que ses effets déclencheurs pour réaliser un modèle de développement qui leur convienne.

Par voie de conséquence, un modèle de développement décrété en Occident et imposé verticalement ne peut qu’être à la solde des intérêts des développeurs. Pour parvenir en Afrique à un développement qui tienne compte de ses traditions culturelles, il faut se départir du mirage d’un modèle meilleur et prêt-à-expérimenter pour penser autrement son développement. Avant de préciser les contours de l’anthropologie de l’outil et de l’impôt, il convient de situer dès le départ le sens de notre démarche et de poser le problème du développement. Nous rappellerons ensuite les trois approches en anthropologie du développement et relèverons les paradigmes qui justifient la mentalité développementiste. Pour finir, nous examinerons la légitimité d’une anthropologie des outils et des impôts.

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I. LE DEVELOPPEMENT : UNE QUESTION IDEOLOGIQUE

Comment justifier notre intérêt pour une nouvelle façon de penser le développement ? Pourquoi la philosophie doit-elle s’intéresser à l’anthropologie du développement ? Trois raisons principales peuvent être avancées.

Motivations du travail

La première raison tient au fait que l’Afrique était, depuis la fin officielle de la colonisation, et demeure jusqu’à nos jours un continent en voie de développement, jamais parvenu au terme fixé par les développeurs. L’Afrique noire n’est pas en voie de développement, c’est un euphémisme, elle est un continent permanemment sous-développé dont on ne sait rien, sinon qu’il est attardé, et cela dure plus d’un demi siècle déjà. Et pourtant, avant la colonisation, les Africains ne s’étaient jamais plaints de leur bien-être.

La deuxième raison découle de l’acuité avec laquelle la question du développement se pose depuis plusieurs décennies maintenant. Pendant que les partenaires au développement s’activent dans le monde et en Afrique particulièrement, philosophes, économistes, juristes, anthropologues de tous bords rivalisent d’ardeur pour proposer une approche originale du développement. Leurs élaborations théoriques et analyses apparaissent généralement comme de pures expériences de pensée qui sont loin de changer le quotidien de l’Africain pris dans la bourrasque du développement.

La troisième raison, qui est la première dans l’ordre de l’importance, procède de l’intérêt que nous avons accordé aux principales thèses défendues par Benjamin Akotia pendant son cours d’anthropologie du développement[2]: les approches en anthropologie du développement sont des moyens d’accompagnement et de justification de la logique du développement à l’occidental, car le développement sous sa forme actuelle n’est que le substitut déguisé et la continuation de l’entreprise civilisatrice. Sous ces rapports, le développement pose de véritables problèmes anthropologiques. Quant à l’anthropologie, elle est la vocation première de toute philosophie.

Problématique et hypothèses

Le sous-développement est-il la pierre de Sisyphe d’une partie du monde ? Autrement dit, le sous-développement est-il une fatalité pour les Noirs ? Le non-développement permanent des uns est-il la condition du développement et de la prospérité des autres ? Si le développement donne à penser en vain, la meilleure solution serait-elle de ne plus chercher à en sortir ? Faudrait-il renoncer au développement ? Ces questions n’appellent à rien d’autre qu’à un regain d’interrogation pour éclairer la lanterne autour des enjeux sordides du développement et à une action concertée en vue des lendemains meilleurs.

Nous avons trouvé dans le cours de Benjamin Akotia, un chemin de pensée qui mérite d’être examiné de près. Il part d’un présupposé fondamental : l’inadéquation du modèle occidental du développement avec la réalité des Africains. Pour remédier aux défaillances de ce modèle dominant de développement dit « universel », il préconise une anthropologie des outils et des impôts qui s’affranchirait du schéma traditionnel et condescendant « développeur » et « à développer ». « N’y aurait-il pas une manière africaine de se développer ? » se demande-t-il. Son anthropologie qui s’appuie sur « un instrument neutre d’observation du développement » veut fournir un socle endogène au développement des Africains et de tous ceux voudraient s’en inspirer.

Notre article se fixe pour objectifs d’énoncer les idées principales de cette anthropologie et de mettre en perspective les questionnements qui la traversent afin de porter (et de poursuivre) le débat sur la place publique. En effet, en choisissant de nous faire l’écho des hypothèses de recherche contenues dans ce cours d’anthropologie du développement, nous entendons étendre « l’espace de résonance » de cette anthropologie et questionner sa pertinence d’un point de vue philosophique. Nous soutenons absolument l’idée qu’une nouvelle façon de penser le développement est nécessaire. Nous partageons aussi le pari qu’elle ne devrait plus se contenter d’être une simple mesure d’accompagnement des stratégies de développement concoctées depuis les antichambres des métropoles occidentales.

Nous nous posons néanmoins la question de savoir à quel degré de radicalité une telle anthropologie peut-elle prétendre rompre avec les approches traditionnelles du développement. Une nouvelle manière de penser le développement résistera-t-elle au choc des consciences sensibilisées au progrès technologique ? N’est-elle pas condamnée, pour être recevable, à n’être qu’une reprise contextuelle de ce qui s’expérimente déjà ? Ne reste-t-elle pas tributaire d’un héritage indépassable ? Que peut-on apporter de nouveau dans ce domaine ? Une lecture anthropologique des besoins du continent africain peut-elle prétendre à une homogénéité ?

Il pourrait nous être objecté que le propos de Benjamin Akotia, qui consiste à secouer de l’intérieur du monde en développement et à démystifier les corps de dogmes reçus, ne procède qu’à une analyse des mythes qui sous-tendent l’acception du développement selon les aires géographiques et afin de proposer de nouveaux jalons de réflexion et d’analyse du développement. Mais il n’est pas moins évident qu’il ne revendique le droit de comprendre la dynamique développementiste que pour remettre en cause le modèle dominant du développement et lui substituer un modèle plus idoine.

C’est pourquoi la question se pose de savoir quelles sont les chances réelles d’une telle rupture ? Nous nous interrogerons sur les lettres de créance d’une telle anthropologie des outils et des impôts dans des milieux où la colonisation des esprits et la technicisation des mentalités ne cessent de prendre de l’ampleur. Nous espérons que le croisement de regards attendu pourra aider à réinterroger les bases d’une anthropologie pour le développement de l’Afrique. Commençons par nous faire une idée claire des interactions et enjeux perceptibles dans le champ du développement.

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STRUCTURE DU TEXTE

II. « LES TROIS APPROCHES EN ANTHROPOLOGIE  DU DEVELOPPEMENT »

III.  UNE ANTHROPOLOGIE CRITIQUE DU DEVELOPPEMENT

IV. QUELLE ANTHROPOLOGIE DU DEVELOPPEMENT EN AFRIQUE ?

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CONCLUSION

Nous avons interrogé le concept de développement à partir des mythes et paradigmes qui le structurent. Ce travail nous a permis de nous rendre à l’évidence que l’anthropologie du développement se présente comme un auxiliaire du développement qui perpétue insidieusement la mission civilisatrice. Le développement est un prétexte pour assimiler les autres peuples, il n’a jamais été une question de bien-être, mais un problème idéologique. Il ne vise pas le bien-être des à-développer, c’est une forme déguisée de colonisation. A la lumière de l’analyse des différentes approches et méthodes en anthropologie du développement, Benjamin Akotia propose « un outil méthodologique neutre pour libérer l’anthropologie de ses avatars ».

Son approche critique du développement est assortie d’une anthropologie de l’outil et de l’impôt « qui trouve son objet dans toutes les sociétés humaines ». L’observation de l’outil et de l’impôt offre une dynamique de développement sans référence à un développeur et à un développé. Le développement n’est donc pas la réalisation d’un cliché imposé par le développeur. Sous le schéma développeur à-développer, le développement n’est rien d’autre que l’injection d’un modèle exogène, une prescription inadaptée. C’est cette tendance que Benjamin Akotia invite à dépasser.

En effet, selon notre anthropologue, une nouvelle approche du développement doit naître de l’idéal interne d’un système. Elle doit amener à sortir du schéma actuel du développement « développeur – à développer », « sauveurs – à sauver ». Car, « l’Occident pose la question du développement comme une question de salut, où ils sont les sauveurs, et nous les condamnés ». Le développement dans sa forme habituelle néglige les traditions culturelles qui doivent le porter. Et il est de notoriété publique qu’au lieu de sauver un Etat ou un individu, les développeurs préfèrent généralement sauver un peuple. En octroyant des aides à des gens dont on sait qu’ils ne disposent d’aucun moyen de gestion et de planification de l’utilisation, n’est-ce pas une manière d’appliquer du sparadrap sur des jambes de bois ?

Aussi, l’une des positions défendues est celle-ci : résister au développement ou se rendre aux assimilateurs. Ne pas résister, c’est coopérer au système négateur des valeurs africaines. On pourrait inférer que résister, c’est rejeter cette forme destructrice de développement. Or, pour résoudre le dilemme, il appelle à ne pas rejeter le développement, mais à rejeter le modèle de développement dominant et « les multiples thérapies concoctées pour sa sortie du sous-développement.» Sur cette base, résister au développement et faire les meilleurs choix sans s’oublier soi-même nous paraissent être deux choses différentes, voire opposées.

En dépit du caractère apparemment ambivalent du discours, nous pensons que pour bien circonscrire le propos de Benjamin Akotia, il faut remettre en cause notre définition du développement. Le développement n’a plus rien à voir avec les indices du développement du FMI et de la BAD. En effet, le développement peut être simplement ce que nous faisons pour gérer notre relation à la terre et au frère par l’outil et l’impôt. Nous estimons à cet effet que Benjamin Akotia opère une rupture difficultueuse. Les conditions du dialogue de l’Afrique avec l’Occident doivent encore être précisées.

Cette réflexion n’est pas à priori une invite à refuser le développement, à se construire à l’écart. Elle veut appeler à s’interroger et à comprendre ce que nous adoptons comme modèles de développement afin « d’entrer dignement dans le dialogue en apportant le trésor, si petit soit-il, qui est le nôtre ». A la question faut-il se développer ou non, l’abbé Benjamin Kokou Akotia répond : « il faut se développer en faisant les meilleurs choix. Il faut se développer sans oublier d’être soi-même ». Il se pose une question pratique : comment sortir réellement des sentiers battus du développement ?

Sur ce point, la pensée de Benjamin Akotia reste à préciser. Nous y décelons une ambivalence, ou du moins, nous avons du mal à saisir la pensée de notre professeur. Il faut souligner que ce dernier nous a tenu entièrement responsable des propos que nous énonçons ici, dans la mesure où sa pensée est en cours d’élaboration et que son outil anthropologique d’observation du développement est expérimental. Nous prenons néanmoins le risque d’étaler les difficultés auxquelles nous confronte l’approche de sa pensée afin de poursuivre ensemble la réflexion. C’est le résultat de l’intérêt que nous avons manifesté pour son cours.

Toutefois, nos critiques n’entachent en rien la rigueur, la lucidité, l’audace du discours ainsi que la hauteur de vue de notre professeur. Dans son ensemble, sa critique du développement peut être comprise comme un appel à une intelligence critique du développement. Sa démarche est portée par le souci d’un meilleur devenir de l’Afrique par le travail de ses fils. Il est aussi remarquable que l’application de l’instrument anthropologique d’observation du développement aux différentes aires géographiques du monde confirme ses hypothèses. Aujourd’hui, les échecs en matière de développement sont de plus en plus évidents. Il reste à répondre à la question : comment se développer ? C’est sur ce point que les discussions risquent d’être âpres car aucun modèle de développement ne saurait se suffire à lui-même.

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Voir aussi >>> Éléments de réflexion pour une anthropologie philosophique du développement


[1] L’Abbé Benjamin Kokou AKOTIA est un anthropologue d’origine togolaise, enseignant à la faculté de théologie de l’Université Catholique d’Afrique de l’Ouest – Unité Universitaire d’Abidjan.

[2] Cours manuscrit d’anthropologie du développement dispensé à l’Institut Saint Thomas d’Aquin de Yamoussoukro (Côte d’Ivoire) du 12 au 17 novembre 2009.

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4 responses to this post.

  1. Posted by ADI on 3 juin 2010 at 18:14

    Merci pour cette réflexion qui tombe à pique au moment du « cinquantenaire des indépendances officielles »

  2. Posted by L'Academie de Philosophie on 3 juin 2010 at 20:28

    Merci à vous aussi pour avoir consenti à parcourir ce texte. Le cinquantenaire des indépendances est en effet l’occasion de se réinterroger sur la dynamique globale du développement. Votre intervention active notre attention sur la question. Nous espérons que cette réflexion sur le concept du développement n’est qu’une ébauche qui verra d’autres élaborations dans le domaine. Laissons pour l’instant la question mûrir en nous.

    Emmanuel

  3. Posted by youssouf on 5 octobre 2010 at 18:24

    Tout d’abord, je tiens à remercier les initiatives de ce genre qui essaient de montrer que les sociétés africaines peuvent concevoir le développement comme ils le sous-entendent.

    Merci

  4. Posted by CAFFIERS Daniel on 1 novembre 2014 at 09:01

    On ecrira  » à pic « 

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