Pensée du 16 février 18

« Mon âme est bien à moi, mais j’y suis enfermé(…). Les autres ne peuvent violer ma conscience, mais je ne puis leur en ouvrir l’accès, même lorsque je le souhaite le plus vivement. Mes gestes et mes paroles sont des signes sans contrepartie. Ils peuvent seulement faire allusion à une expérience que j’éprouve mais que ceux à qui je m’adresse ne pourront jamais avoir. Mon succès apparent cachait ainsi une défaite totale. Seule la subjectivité est une existence véritable, mais elle est, par essence, incommunicable. Je suis tout seul et comme muré en moi-même moins solitaire qu’isolé. Mon jardin secret est une prison. Je découvre en même temps que l’univers des autres m’est aussi exactement interdit que le mien leur est fermé. Plus encore que ma souffrance propre, c’est la souffrance d’autrui qui me révèle douloureusement mon irréductible séparation. Quand mon ami souffre, je puis sans doute l’aider par des gestes efficaces, je peux le réconforter par mes paroles, essayer de compenser par la douceur de ma tendresse la douleur qui le déchire. Celle-ci pourtant me demeure toujours extérieure. Son épreuve lui reste strictement personnelle. Je souffre autant que lui, plus peut-être, mais toujours autrement que lui ; je ne suis jamais tout à fait « avec » lui. L’expérience de la mort de l’autre est encore plus bouleversante. A cet événement exceptionnel qui anéantit celui que j’aime ou qui le transporte peut-être dans quelque autre monde où je n’ai point accès, j’assiste en étranger. Le déchirement qu’opère en moi la pensée d’une fin que je vois approcher n’est que ma tristesse. L’angoisse que j’éprouve pour la destinée de mon ami reste mon angoisse. Que je m’applique à rendre sa mort plus douce ou plus résignée ne supprime pas le fait que l’épreuve m’en demeure interdite. On meurt comme on est né, tout seul, les autres n’y peuvent rien. Enfermé dans la souffrance, isolé dans le plaisir, solitaire dans la mort, réduit à chercher des indices ou des correspondances dont l’exactitude n’est jamais vérifiable, l’homme est condamné, par sa condition même, à ne jamais satisfaire un désir de communication auquel il ne saurait renoncer. »

Berger (Gaston), La Présence d’Autrui, 1957

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2 responses to this post.

  1. Posted by patriciafavreau on 16 février 2018 at 14:12

    Toutes ces publicités sont-elles indispensables sur ce site par ailleurs qui fait penser en tant qu’il pense ce qu’il donne à penser ?

    Acacis

  2. Posted by L'Academie de Philosophie on 16 février 2018 at 14:43

    Bonjour Acacis,
    Cet espace (WordPress.com) que nous occupons pour inviter à la pensée n’a pas été acheté. C’est un espace gratuit. En retour la publicité y est diffusée, sans notre avis, comme une contrepartie de l’hospitalité qui nous est offerte. Nous y mettrons un terme lorsque nous opterons pour un blog payant. Merci de votre fidélité.

    Emmanuel

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