La raison s’oppose-t-elle à la croyance religieuse ? (2)

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Emmanuel AVONYO, op

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>>>Entre foi et raison : une relecture des critiques de la religion

III.     FOI IRRATIONNELLE OU « NON RATIONNELLE » ?

Depuis le projet des Lumières, la promotion de la raison critique et de l’autonomie du sujet, depuis le concept d’un « Monde des Lumières » sans mythes ni religions[1]et la « privatisation » de l’expérience religieuse, la foi est considérée comme relevant de l’irrationnel par opposition à ce qui ne se soumet qu’aux règles de la raison commune. La croyance religieuse recèle plus que jamais une part de subjectivité et d’irrationnel qui la met ouvertement en conflit avec la raison philosophique ou technicienne mais elle ne cesse de revendiquer aussi des fondements objectifs. Car, que la croyance religieuse soit de l’ordre de l’irrationnel, elle n’est pas pour ainsi dire dénuée de raison et d’intelligence. C’est en ce sens que Pierre-Jean Labarrière, affirmait : « l’intelligence trouve sa place au centre même de l’économie du croire – comme l’instance qui transformera justement la croyance en foi.»[2] Pierre-Jean Labarrière souligne que l’intelligence est en mouvement au cœur du croire.

La croyance religieuse est tiraillée entre son inclination à l’irrationalité et la preuve éperdue de son objectivité. Mais elle n’est pas « non rationnelle » puisqu’elle est une activité de la pensée qui porte sur des objets dont la connaissance définitive et totale est seulement impossible. La foi n’est pas non rationnelle car elle suppose la raison. Seul l’homme doué de raison peut croire. Bien plus, la foi se fonde sur des données  de vérités admises comme objectives par l’intelligence d’une même communauté croyante et ne peut pas s’opposer a priori à la raison. Il n’y a pas de croyance sans aucune intelligibilité. L’élaboration des dogmes religieux s’appuie sur une argumentation rationnelle à laquelle la raison peut adhérer.

En fait, la foi mue par l’intelligence des choses divines a sa rationalité propre. L’objectivité que revendiquent les vérités de foi incline à reconnaître que c’est à l’intérieur même de la foi que les dogmes sont accessibles à la raison humaine. La religion est tributaire d’une rationalité particulière, la raison qui croit et la raison logique sont aux antipodes. Que la raison ne se manifeste pas de la même manière dans la foi, c’est ce qui invite à faire la distinction entre les religions dites du livre et les religions à mystère.

Les religions à mystère, c’est l’exemple du chamanisme, du taoïsme et du bouddhisme, renferment des faits mythologiques et mythiques, des cultes initiatiques et ésotériques sur lesquels pèsent des soupçons d’irrationnel et de magie. Elles se caractérisent par des « pratiques » occultes, des « cultes » secrets et des phénomènes paranormaux défiant la rationalité de type cartésien. Quand aux religions du livre, elles reposent sur des livres sacrés, des rites bien définis et présentent des contenus de foi admis comme objectifs au sein d’une même communauté de foi. C’est le cas des religions révélées comme le judaïsme, le christianisme et l’islam. Celles-ci ont la prétention à une plus grande objectivité. Leurs discours sont parfois empreints d’un rationalisme très dogmatique. Des dogmes sont posés comme vérités inébranlables par la raison qui postule l’adhésion du cœur de l’homme.

Que déduire de cette circonstance ? L’irrationnel de la foi n’en fait pas un domaine non rationnel. La croyance religieuse peut-elle vraiment s’affranchir de l’appui de la raison ? Rien n’est moins sûr. Tout ne porte-t-il pas à croire que pour tout être de raison, chercher à s’émanciper du croire aboutirait à tomber dans le vide ou à faire une chute dans l’illusion[3] ? L’intelligence et la foi, la raison et la croyance religieuse ne sont-elles pas appelées à une coexistence pacifique dans une relation de complémentarité respectueuse de leur autonomie propre ?

IV.       RELATION D’INTERDEPENDANCE

Le conflit entre raison et croyance religieuse nous a paru inévitable en ce sens qu’elles s’opposent comme l’objectif et le subjectif, le rationnel et l’irrationnel. Après la scolastique, cette opposition a été radicale, elle a d’ailleurs choqué les esprits. C’est cette séparation historique qui a amené à l’émergence d’une nouvelle forme de rapport entre raison et foi au temps des Lumières. Raison et foi sont parvenues à leur autonomie respective avec la philosophie de Kant.

L’époque scolastique a entretenu un lien organique étroit entre le contenu de la foi et l’exercice de la pensée rationnelle. Mais la pensée philosophique moderne s’est développée en s’éloignant progressivement de la Révélation chrétienne, au point de s’y opposer explicitement au XXe siècle. Des philosophes du soupçon tels que Freud, Nietzsche et Marx ont opposé raison et foi en présentant la croyance religieuse et la foi comme des illusions nocives et aliénantes[4] pour le développement de la pleine rationalité. Selon Freud, la croyance en Dieu et la religion ne sont que la satisfaction sublimée du complexe d’Œdipe[5]. Nietzsche affirme que « Dieu est mort »[6], et que la morale chrétienne est une morale d’esclaves. Marx dénonce l’aliénation religieuse de l’homme pour qui la religion n’est rien moins qu’un opium[7]. La séparation progressive et durable entre raison et croyance religieuse corrobore l’idée de rapports conflictuels à l’intérieur du croire.

Jean Paul II parle du « drame de la séparation entre la foi et la raison.»[8] Cette séparation s’apparente à un drame dans la mesure où c’est la même personne qui pense et croit. Les croyants sont des êtres raisonnables et ce sont des êtres rationnels qui peuvent croire. Le croire est le consentement à un assentiment raisonnable donné à une vérité de foi, selon Blondel. Raison et foi sont complémentaires dans la recherche de la vérité. « La raison et la foi, disait Jean-Paul II, sont comme deux ailes qui permettent à l’esprit humain de s’élever vers la contemplation de la vérité ». La complémentarité entre raison et croyance religieuse ne gagnerait-elle pas à être, non pas un lieu de conflit mutuel mais un terrain de rapports harmonieux ?

Dans Fides et Ratio[9], Jean Paul II présente saint Thomas d’Aquin (XIIIe siècle) comme l’apôtre de la vérité, celui qui a établi l’harmonie entre la raison et la foi. Selon saint Thomas, la raison naturelle est relayée par la lumière de la foi sans entrer en conflit avec elle. La religion et la théologie utilisent les moyens de la raison et de la philosophie pour rendre crédible leurs articles de foi. Aussi la foi peut-elle, seule, pénétrer adéquatement le mystère de Dieu dont elle favorise la compréhension cohérente. « La raison et la foi viennent toutes deux de Dieu, expliquait saint Thomas ; c’est pourquoi elles ne peuvent se contredire… De même que la grâce suppose la nature et la porte à son accomplissement, ainsi la foi suppose et perfectionne la raison. »[10] C’est pourquoi la raison de l’homme n’est ni anéantie ni humiliée lorsqu’elle donne son assentiment au contenu de la foi.

Kant, dans sa Critique de la Raison pure, qui est une critique des procédés de la métaphysique traditionnelle et des prétentions de la raison, montre que la « raison pure » ne peut connaître que les phénomènes du champ de l’expérience, et que tout ce qui relève du noumène (choses en soi) est « inconnaissable » par la raison. Dieu, l’âme, le monde, sont des objets nouménaux dont nous n’avons aucune connaissance. Car ces objets de la métaphysique traditionnelle ne peuvent, par définition, appartenir au domaine de l’expérience possible. L’innovation de Kant est que, là où l’on ne peut ni démontrer ni réfuter, il est permis de croire.  La foi supplée la raison au bout de ses capacités. Dans le monde nouménal tout savoir perdant sa validité, il est permis alors de croire. Cela veut dire que croire n’est pas en contradiction avec la raison. Kant parle même de « foi de la raison » pour désigner le fait que la raison pratique amène à postuler l’existence de Dieu pour fonder le sens moral de l’homme. Il est clair que chez Kant, foi et raison ne sont pas deux instances parfaitement hétérogènes. Kant tient là une position que d’aucuns auraient qualifiée de moins philosophique.

La philosophie peut être éclairée par la foi. Cela n’arrive pas qu’aux philosophes chrétiens ou aux chrétiens philosophes. Dans La philosophie dans son passage à la non-philosophie, Carl August Eschenmayer et Alexandra Roux affirment qu »‘il y a une intuition qui surpasse l’intuition intellectuelle, c’est celle de la piété (on aurait pu dire de la foi)… la foi répand à alors sur la philosophie entière une lumière nouvelle, elle l’éclaire par le haut. La croyance s’annonce quand la philosophie atteint sa cime. » Ce point de vue éclaire celui de Kant et de Fichte sur cette relation de complémentarité. Mais si la philosophie touche à sa cime, cela autorise-t-il à inférer qu’elle passe à la non-philosophie ? L’incapacité de la philosophie à interroger un objet de façon satisfaisante ne peut signer sa fin. Le passage de relai est une renaissance, une bonification. C’est en tant que philosophie que la philosophie tend la main à la foi dans un contexte précis (La philosophie dans…, Vrin, 2005, p. 85).

Néanmoins, là où la raison ne peut plus connaître, là où elle est enjointe d’appeler au secours, elle peut encore penser et légitimer, par le fait même, l’objet de notre foi. Dans Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ?[11] Kant s’attelle à montrer que raison et foi ne sont pas deux éléments séparés mais autonomes. Pendant que la foi se confronte aux limites de l’incommunicable, la raison se mesure à ses propres limites. Elle ne peut pourtant pas se dérober à sa destinée singulière et devant les grandes questions qui l’accablent du fait de sa nature[12]. La raison ne peut que s’orienter[13] dans la pensée là où la connaissance objective n’est plus possible. S’orienter dans la pensée, c’est aussi faire place à la foi en vue d’atteindre la vérité. Ce réalisme de la raison n’est pas une démission. La raison ne veut pas outrepasser les prérogatives qui sont les siennes. Raison et croyance, intelligence et foi s’articulent intimement, elles se distinguent en s’unissant dans la même matrice du croire.

Paul Valadier soutiendra que raison et croyance religieuse ont une origine commune. Il cite un colloque organisé par le philosophe Jacques Derrida sur la « religion » dans lequel Derrida parlait d’une source commune de la raison et de la foi religieuse : « Je reprendrais volontiers à mon compte cette idée de la source commune … Je veux souligner qu’un sort commun les lie : le refus, de la part de la raison, de se mesurer à l’univers religieux risque bien d’aboutir à un affaissement de ses prétentions … inversement une religion ou une foi qui n’est plus stimulée, remise en cause, interrogée par la raison s’abîme à son tour dans le fondamentalisme, le repli sectaire, elle glisse vers l’irrationnel, le subjectivisme ou l’intériorité acosmique et apolitique..»[14] Seule une cohérente complémentarité entre raison et croyance sauvera leur valeur respective. L’irrationnel guette aussi bien la foi que la raison.

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CONCLUSION

La croyance religieuse comporte une part de subjectivité et d’irrationnel qui la met en conflit avec la raison. Néanmoins l’intelligence est à l’œuvre au cœur de toute adhésion et de tout engagement de foi. L’acte de comprendre est inhérent à celui de croire et les vérités de foi sont raisonnables. Un homme qui croit est nécessairement un homme raisonnable. Même si l’on ne peut parvenir à l’intelligence de la foi que dans la foi[15], l’ensemble des propositions dans lesquelles se dit la foi requièrent une cohérence rationnellement saisissable et exprimable. D’où le secours de la raison qui donne de la pertinence et de la consistance à la croyance religieuse en la raisonnant et en la conceptualisant. Mais la foi limite la portée de la raison qui ne peut s’élever indéfiniment au-delà de ses capacités. La foi vient perfectionner la raison frappée de finitude. Raison et croyance religieuse se complètent, elles s’allient, quand bien même elles sont tenues de respecter leur domaine d’autonomie et de ne pas transgresser leurs limites.

Emmanuel AVONYO, op

>>>Entre foi et raison : une réfutation de l’humanisme athée

DEBUT DE L’ARTICLE<<<

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[1] ALPHONSE DUPRONT, Qu’est-ce que les Lumières, Paris, Gallimard, Folio, 1996, p.33.

[2] PIERRE-JEAN LABARRIERE, Croire et comprendre, Approche philosophique de l’expérience chrétienne,

Les éditions du Cerf, Paris, 1999, p. 92.

[3] PAUL VALADIER, Un philosophe peut-il croire ? Paris, Editions Cécile Defaut, 2006, p. 9.

[4] FREDERIC LENOIR, Les métamorphoses de Dieu, Paris, Plon, 2003, pp.186-189.

[5] SIGMUND FREUD, L’avenir d’une illusion, trad. M. Bonaparte, PUF, 1971, p. 33.

[6] FRIEDRICH NIETZSCHE, Ainsi parlait Zarathoustra, in Œuvres, coll. « Bouquins », éd. Robert Laffont, 1993, p. 510.

[7] KARL MARX, Critique de la philosophie du Droit de Hegel (1844), in Critique du droit politique hégélien, Editions sociales, 1975, p. 198.

[8] JEAN-PAUL II, Fides et Ratio, n° 45-48.

[9] JEAN-PAUL II, Fides et Ratio, n° 42.

[10] JEAN-PAUL II, Fides et Ratio, n° 43

[11] EMMANUEL KANT, Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? Trad. A. Philonenko, Paris, Vrin, 1988.

[12] EMMANUEL KANT, Critique de la raison pure, trad. fr. A. Tremesaygues et B. Pacaud, Paris, PUF,         2004, p. 5.

[13] EMMANUEL KANT, Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? Trad. A. Philonenko, Paris, Vrin, 1988, p.79.

[14] PAUL VALADIER, Un philosophe peut-il croire ? Paris, Editions Cécile Defaut, 2006, p. 33.

[15] JEAN-FRANCOIS MALHERBE, Le langage théologique à l’âge de la science, Paris, Cerf, 1985, p. 11.

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3 responses to this post.

  1. Posted by medi on 24 février 2012 at 06:39

    Monsieur,
    je viens modestement rétablir une vérité et « rendre à César ce qui appartient à César ». Ne serait-il pas plus juste de présenter IBN ROCHD comme le véritable apôtre de ladite vérité , et qui a rétabli l’harmonie entre foi et raison.

  2. Posted by Flavien ALOU on 10 Mai 2012 at 09:37

    peut-on connaître Dieu par la Raison naturelle?

  3. Posted by ange daniel on 10 février 2013 at 19:00

    est il sensé de croire en Dieu?

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