Archive for the ‘SAGESSE’ Category

Pensée du 19 octobre 19

« L’être qui se regarde comme un objet se rejette dans l’univers pour devenir le spectateur de lui-même; mais alors il est déjà au-dessus de cet être qu’il regarde. L’être que je connais en moi n’est plus moi dès que je le connais: il est déjà un autre. Ainsi la conscience est un acte par lequel je deviens toujours supérieur à moi-même (…) Mais la conscience en ouvrant devant nous l’infini, nous montre la misère de toutes nos acquisitions. A quoi servirait la conscience, si elle enfermait le moi dans sa propre clôture? Mais, en la lui découvrant, elle l’invite sans cesse à la franchir. Et c’est parce qu’elle est désintéressée qu’elle nous délivre de notre attachement à nous-même et par conséquent de nos limites (…) La conscience nous relève de cet être individuel qui s’agite en chacun de nous, qui frémit, qui désire et qui souffre. Mais en prendre conscience c’est cesser de s’identifier avec lui. Le moi ne se réalise qu’en se tenant aussi éloigné que possible de cette idée même du Tout dont il n’est qu’une partie, mais avec laquelle il communique et où il puise un perpétuel enrichissement. Le mystère du moi, c’est de n’être que désir, de ne s’accomplir qu’en sortant de soi et, pour ainsi dire, d’être là où il n’est pas plus encore qu’où il est. Il n’a la certitude de se découvrir que quand il se délivre de soi ; et il n’y a point pour lui d’autre vie que de se quitter sans cesse et de se réfugier sans cesse dans un autre moi plus vaste qui est toujours au-delà de lui-même. »

Louis Lavelle

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Pensée du 18 octobre 19

« L’intelligence universelle est la faculté intime la plus réelle et la plus propre, la partie la plus efficace de l’âme du monde. C’est la même intelligence qui remplit tout, illumine l’univers et dirige convenablement la nature et la production de ses espèces; elle est à la production des choses naturelles ce que notre esprit est à la production ordonnée des espèces rationnelle. Les Pythagoriciens l’appellent le Moteur et l’agitateur de l’univers… Les Platoniciens la nomment forgeron du monde. Ce forgeron, disent-ils, procède du monde supérieur, qui est tout unité, du monde sensible, qui est multiple et où règne, non seulement l’amitié, mais aussi la discorde, grâce à la séparation des parties. Cette intelligence, insérant et apportant du sien dans la matière, demeurant elle-même quiète et immobile, produit tout. Les Mages la disent très féconde en semences, ou plutôt, le semeur, parce que c’est lui qui imprègne la matière de toutes les formes et qui, suivant leur destination ou leur condition, les figure, les forme, les combine dans des plans si admirables qu’on ne les peut attribuer si au hasard, ni à aucun principe qui ne sait pas distinguer et ordonner. »

Bruno Giordano, Cause, principe et unité, Edtions d’aujourd’hui, p.89-90.

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Pensée du 17 octobre 19

« La moralité, en général, est cette qualité des actes humains en vertu de laquelle les uns sont appelés bons et honnêtes et les autres mauvais et déshonnêtes. On distingue deux sortes de moralité, selon qu’on se place au point de vue de l’objet, ou au point de vue du sujet : la moralité matérielle ou objective, et la moralité formelle ou subjective. La moralité objective est celle qui appartient aux objets auxquels la volonté se porte et par suite aux actes que nous accomplissons pour atteindre ces objets. Les actes sont donc spécifiés moralement par leurs objets, qui sont tour à tour le principe des actes humains et leur terme, et, par là, leur servent de mesure… La moralité subjective est celle qui résulte du jugement pratique formé par la raison en tant qu’il exprime l’intention de conformer l’acte au bien absolu et à la loi morale, telle du moins que l’intelligence la connaît et qu’elle peut l’observer. »


Régis JOLIVET, Précis de philosophie, Procure des Frères de l’Instruction chrétienne, 1933, p. 137-138.

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Pensée du 16 octobre 19

« En faisant du bonheur le but de la philosophie, je m’appuie sur une tradition fort ancienne et multiforme, et d’abord sur la tradition grecque. J’en extrairais volontiers la belle définition de la philosophie que donnait Épicure, et qui va à l’encontre de l’opinion reçue selon laquelle on ne pourrait définir ce qu’est la philosophie. « La philosophie,  disait Épicure, est une activité qui, par des discours et des raisonnements  nous procure la vie heureuse. » J’aime tout, dans cette définition. Que la philosophie y soit une activité, et pas seulement une théorie. Qu’elle procède par discours et raisonnements, et pas seulement par intuitions et visions. Qu’elle tende au bonheur ! Je donnerai pour ma part la même définition quant au fond, formulée dans un langage peut-être plus moderne : la philosophie est une activité discursive, qui a la vie pour objet, la raison pour moyen et le bonheur pour but. Je pense répondre ainsi aux deux questions : « Qu’est-ce que la philosophie et à quoi sert-elle ? » Car ces deux questions n’en font qu’une. Inutile de préciser que cette définition est mienne. Elle ne prétend pas valoir pour toutes les philosophies. Mais cela même est philosophique.»

ANDRE COMTE-SPONVILLE, “A quoi sert la philosophie ?”

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Pensée du 15 octobre 19

« En observant les hommes autour de nous, on s’aperçoit vite que le désir mimétique, ou imitation désirante, domine aussi bien nos gestes les plus infimes que l’essentiel de nos vies, le choix d’une épouse, celui d’une carrière, le sens que nous donnons à l’existence. Ce qu’on nomme désir ou passion n’est pas mimétique, imitatif accidentellement ou de temps à autre, mais tout le temps. Loin d’être ce qu’il y a de plus nôtre, notre désir vient d’autrui. Il est éminemment social… L’imitation joue un rôle important chez les mammifères supérieurs, notamment chez nos plus proches parents, les grands singes ; elle se fait plus puissante encore chez les hommes et c’est la raison principale pour laquelle nous sommes plus intelligents et aussi plus combatifs, plus violents que tous les mammifères. »

René GIRARD, Celui par qui le scandale arrive, p. 18-19.

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Pensée du 14 octobre 19

« Il est vrai qu’il y a des tas de choses tout à fait estimables qui ne servent à rien. La musique, l’amour, le plaisir, en un sens, ne servent à rien. Et le bonheur, à quoi sert-il ? A rien, bien sûr ! Cela n’empêche pourtant pas que l’on fasse de la musique, que l’on fasse l’amour, ou que l’on tente d’être heureux… Mais c’est qu’on recherche le plaisir, l’amour ou le bonheur pour eux-mêmes : l’agrément qu’il y a à jouir, à aimer, à être heureux se suffit à lui-même. Est-ce le cas de philosophie ? Soyons franc : elle frappe par sa difficulté plutôt que par son agrément. Elle est fatigante, ennuyeuse, angoissante parfois. À tel point que si, vraiment, elle ne servait à rien, on en déconseillerait la tentative à tout un chacun. Plutôt qu’un plaisir ou un art, la philosophie est d’abord un travail. Elle n’est pas que cela. Mais je crois qu’elle est avant tout un travail, avec tout ce que le travail a de pénible et souvent d’ingrat. Comme tout travail doit servir à quelque chose, la question devient : à quoi sert la philosophie ? A-t-elle un enjeu pratique ? Je crois que oui. La philosophie sert à vivre, simplement. Son but est à mes yeux le bien-vivre ou le mieux-vivre, c’est-à-dire le bonheur, ou qui peut nous en rapprocher. »

ANDRE COMTE-SPONVILLE, “A quoi sert la philosophie ?”

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Pensée du 13 octobre 19

« Il n’y a rien de barbare et de sauvage en ce peuple, à ce qu’on m’en a rapporté, sinon que chacun appelle barbarie ce qui n’est pas conforme à ses usages; à vrai dire, il semble que nous n’ayons d’autre critère de la vérité et de la raison que l’exemple et l’idée des opinions et des usages du pays où nous sommes. Là est toujours la parfaite religion, le parfait gouvernement, la façon parfaite et accomplie de se comporter en toutes choses. Ils sont sauvages, de même que nous appelons sauvages les fruits que la nature, d’elle-même et de son propre mouvement, a produits : tandis qu’à la vérité ce sont ceux que nous avons altérés par notre artifice et détournées de l’ordre commun, que nous devrions appeler plutôt sauvages.(…) ces peuples me semblent donc barbares, dans le sens où ils ont reçu fort peu de formation intellectuelle, et il me semble encore fort proche de leur nature originelle. Les lois naturelles leur commandent encore, fort peu abâtardies par les nôtres ; mais c’est ? un état si pur, qu’il m’arrive de regretter qu’ils n’aient pas été connus plus tôt (…) Il me semble que ce que nous voyons par expérience en ces peuples surpassent non seulement toutes les peintures dont la poésie a embelli l’âge d’or et toutes ses fictions pour représenter une condition humaine heureuse, mais encore les conceptions et les désirs même de la philosophie. Ils n’auraient pu imaginer un état naturel si pur et si simple, comme nous le voyons par expérience, ni croire que la communauté humaine puisse se maintenir avec si peu d’artifice et de liens entre les hommes. »

 

Montaigne, Essais

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Pensée du 12 octobre 19

« Un prince bien avisé ne doit point accomplir sa promesse lorsque cet accomplissement lui serait nuisible, et que les raisons qui l’ont déterminé à promettre n’existent plus : tel est le précepte à donner. Il ne serait pas bon sans doute, si les hommes étaient tous gens de bien, mais comme ils sont méchants, et qu’assurément ils ne vous tiendraient point leur parole, pourquoi devriez-vous leur tenir la vôtre ? Et d’ailleurs, un prince peut-il manquer de raisons légitimes pour colorer l’inexécution de ce qu’il a promis? A ce propos on peut citer une infinité d’exemples modernes, et alléguer un très grand nombre de traités de paix, d’accords de toute espèce, devenus vains et inutiles pour l’infidélité des princes qui les avaient conclus. »

Machiavel, le prince

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Pensée du 11 octobre 19

« A tout prendre, les méthodes scientifiques sont un aboutissement de la recherche au moins aussi important que n’importe quel autre de ses résultats; car c’est sur l’intelligence de la méthode que repose l’esprit scientifique, et tous les résultats de la science ne pourraient empêcher, si lesdites méthodes venaient à se perdre, une recrudescence de la superstition et de l’absurdité reprenant le dessus. Des gens intelligents peuvent bien apprendre tout ce qu’ils veulent des résultats de la science, on n’en remarque pas moins à leur conversation, et notamment aux hypothèses qui y paraissent, que l’esprit scientifique leur fait toujours défaut: ils n’ont pas cette méfiance instinctive pour les aberrations de la pensée qui a pris racine dans l’âme de tout homme de science à la suite d’un long exercice. Il leur suffit de trouver une hypothèse quelconque sur une matière donnée, et les voilà tout feu tout flamme pour elle, s’imaginant qu’ainsi tout est dit. Avoir une opinion, c’est bel et bien pour eux s’en faire les fanatiques et la prendre dorénavant à cœur en guise de conviction. Y a-t-il une chose inexpliquée, ils s’échauffent pour la première fantaisie qui leur passe par la tête et ressemble à une explication; il en résulte continuellement, surtout dans le domaine de la politique, les pires conséquences. »

Nietzsche

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Pensée du 10 octobre 19

« La communauté politique poursuit le bien commun en œuvrant pour la création d’un environnement humain où est offerte aux citoyens la possibilité d’un exercice réel des droits de l’homme et d’un accomplissement plénier des devoirs qui y sont liés: « L’expérience nous montre que si l’autorité n’agit pas opportunément en matière économique, sociale ou culturelle, des inégalités s’accentuent entre les citoyens, surtout à notre époque, au point que les droits fondamentaux de la personne restent sans portée efficace et que l’accomplissement des devoirs correspondants en est compromis ». La pleine réalisation du bien commun exige que la communauté politique développe, dans le cadre des droits de l’homme, une double action complémentaire, de défense et de promotion : « On veillera à ce que la prédominance accordée à des individus ou à certains groupes n’installe dans la nation des situations privilégiées; par ailleurs, le souci de sauvegarder les droits de tous ne doit pas déterminer une politique qui, par une singulière contradiction, réduirait excessivement ou rendrait impossible le plein exercice de ces mêmes droits.»

Doctrine Sociale de l’Eglise (DSE 389)

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Pensée du 09 octobre 19

« Le besoin nous contraint à un travail dont le produit sert à satisfaire le besoin ; la renaissance perpétuelle des besoins nous accoutume au travail. Mais dans les intervalles où les besoins sont satisfaits et pour ainsi dire endormis, c’est l’ennui qui nous prend. Qu’est-ce que l’ennui ? L’habitude du travail elle-même, qui se fait maintenant sentir sous forme de besoin nouveau et surajouté ; il sera d’autant plus fort que sera plus forte l’habitude de travailler, qu’aura peut-être été plus forte aussi la souffrance causée par les besoins. Pour échapper à l’ennui, l’homme, ou bien travaille au-delà de ce qu’exigent ses besoins normaux, ou bien il invente le jeu, c’est-à-dire le travail qui n’est plus destiné à satisfaire aucun autre besoin que celui du travail pour lui-même. Celui que le jeu finit par blaser et qui n’a aucune raison de travailler du fait des besoins nouveaux, il arrive que le désir le saisisse d’un troisième état qui serait au jeu ce que planer est à danser, ce que danser est à marcher, un état de félicité tranquille dans le mouvement : c’est la vision que se font artistes et philosophes du bonheur. »

Nietzsche, Humain, trop humain

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Pensée du 08 octobre 19

« L’homme est libre ; sans quoi conseils, exhortations, préceptes, interdictions, récompenses et châtiments seraient vains. Pour mettre en évidence cette liberté, il faut remarquer que certains êtres agissent sans jugement, comme par exemple, la pierre qui tombe ; il en est ainsi de tous les êtres privés du pouvoir de connaître. D’autres agissent d’après une appréciation mais qui n’est pas libre ; par exemple, les animaux ; en voyant le loup, la brebis saisit par un discernement naturel mais non libre, qu’il faut fuir ; en effet, ce discernement est l’expression d’un instinct naturel et non d’une opération synthétique. Il en est de même pour tout discernement chez les animaux. Mais l’homme agit par jugement, car c’est par le pouvoir de connaître qu’il estime devoir fuir ou poursuivre une chose. Et puisqu’un tel jugement n’est pas l’effet d’un instinct naturel, mais un acte de synthèse qui procède de la raison, l’homme agit par un jugement libre qui le rend capable de diversifier son action. En effet, à l’égard de ce qui est contingent, la raison peut faire des choix opposés. Or, les actions particulières sont en un sens contingentes, aussi le jugement rationnel peut les apprécier diversement et n’est pas déterminé par un point de vue unique. Par conséquent, il est nécessaire que l’homme soit doué du libre-arbitre du fait même qu’il est doué de raison.  »

Saint-Thomas, Somme théologique

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Pensée du 07 octobre 19

« L’homme est libre: sans quoi conseils, exhortations, préceptes, interdictions, récompenses et châtiments seraient vains. Pour mettre en évidence cette liberté, on doit remarquer que certains êtres agissent sans discernement comme la pierre qui tombe, et il en est aussi de tous les êtres privés du pouvoir de connaître. D’autres, comme les animaux, agissent par un discernement, mais qui n’est pas libre. En voyant le loup, la brebis juge bon de fuir, mais par un discernement naturel et libre, car ce discernement est l’expression d’un instinct naturel. Il en va de même pour tout discernement chez les animaux. Mais l’homme agit par jugement, car c’est par le pouvoir de connaître qu’il estime devoir fuir ou poursuivre une chose. Et comme un tel jugement n’est pas l’effet d’un instinct naturel, mais un acte qui procède de la raison, l’homme agit par un jugement libre qui le rend capable de diversifier son action. »

Saint-Thomas, Somme théologique


Pensée du 06 octobre 19

« La valeur authentique de l’imagination ne concerne pas seulement le passé, mais aussi le futur : les formes de la liberté et du bonheur qu’elle évoque tendent à libérer la réalité historique. C’est dans son refus d’accepter comme définitives les limitations imposées à la liberté et au bonheur par le principe de réalité, dans son refus d’oublier ce qui peut être que réside la fonction critique de l’imagination.  » Réduire l’imagination à l’esclavage, quand bien même il y irait de ce qu’on appelle grossièrement le bonheur, c’est se dérober à tout ce qu’on trouve au fond de soi de justice suprême. La seule imagination me rend compte de ce qui peut être.  » Les surréalistes ont reconnu les implications révolutionnaires des découvertes de Freud.  » L’imagination est peut-être sur le point de revendiquer ses droits.  » Mais lorsqu’ils demandèrent :  » Le rêve ne peut-il pas aussi s’appliquer à la solution des problèmes fondamentaux de la vie ? « , ils allèrent au-delà de la psychanalyse en exigeant que le rêve se transforme en réalité sans compromettre son contenu. L’art s’est allié avec la révolution. Une adhésion sans compromis à la stricte vérité de l’imagination appréhende la réalité plus totalement. »

Herbert Marcuse, Eros et civilisation

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Pensée du 05 octobre 19

« L’idée principale est la suivante: quand un certain nombre de personnes s’engagent dans une entreprise de coopération mutuellement avantageuse selon des règles et donc imposent à leur liberté des limites nécessaires pour produire des avantages pour tous, ceux qui se sont soumis à ces restrictions ont le droit d’espérer un engagement semblable de la part de ceux qui ont tiré avantage de leur propre obéissance. Nous n’avons pas à tirer profit de la coopération des autres sans contrepartie équitable. Les deux principes de la justice définissent ce qu’est une contrepartie équitable dans le cas des institutions de la structure de base. Ainsi, si le système est juste, chacun recevra une contrepartie équitable à condition que chacun (y compris lui-même) coopère. »

Rawls, Théorie de la justice

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Pensée du 04 octobre 19

« Si donc penser n’est plus, comme Socrate voulait, penser pour le principe, si penser (=parler) n’est plus qu’agir, cette entreprise ne connaît qu’une nécessité, une loi, impitoyable, le succès. Là où se termine le pouvoir de la vérité s’inaugure la vérité du pouvoir. Pouvoir dans tous les sens, pouvoir technique, non détachable de celui de la parole (commanderont, feront faire ceux qui savent parler), pouvoir politique enfin. Le maître des mots deviendra le maître des hommes. Qui use « bien » des mots abusera des hommes. Les beaux parleurs l’emporteront en tous sujets sur les personnes compétentes, et la technocratie, ce règne du simulacre, est assurée de ne jamais en manquer… Le discours s’affirme comme l’arme absolue, puisqu’il sera possible, grâce à lui, d’avoir raison des autres sans avoir raison tout court, d’avoir raison de tout sans avoir de raison du tout. Pourquoi leurs élèves acceptent-ils sans maugréer de payer si cher les sophistes? Parce qu’ils sont au fait de la prodigieuse économie qu’ils réalisent de la sorte. Les sophistes apprennent à se passer d’apprendre ».

Hubert GRENIER, La Connaissance philosophique, p. 82.

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Pensée du 03 octobre 19

« La plupart des doctrines morales ont conservé quelque trace des temps de servitude, pendant lesquels on s’appuyait principalement sur la crainte pour rendre les hommes inoffensifs. Le souverain bien étant alors, comme dit Pascal, la paix, tout ce qui est utile à la paix est bon, et notamment la crainte est bonne ; et, puisque la crainte est une tristesse, la tristesse peut être bonne, et le moraliste se garde bien de détourner l’homme de la tristesse. Pascal n’estime que ceux qui gémissent. Au temps présent, encore que Pascal soit très lu et très admiré, le plus grand nombre des esprits cultivés ont pourtant retrouvé quelque lueur de saine raison, jusqu’à aimer, tout au moins, la joie chez les autres ; beaucoup ne sont pas encore arrivés jusqu’à aimer la joie en eux-mêmes ; ils sont inquiets tant qu’ils n’ont pas d’inquiétude, et ne se rassurent que s’ils traversent quelque crise de tristesse et de découragement de laquelle ils croient sortir comme purifiés. Cela prouve qu’ils n’ont pas confiance en Dieu, autrement dit qu’ils n’ont pas appris à connaître comment tout dépend nécessairement de la nature infinie de Dieu, c’est-à-dire d’une raison éternelle qui ne peut absolument ni se tromper ni nous tromper. »

Alain, « Valeur morale de la joie d’après Spinoza », 1899.

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Pensée du 02 octobre 19

« Chacun sent qu’il a peu de chance d’exister s’il ne procède en ce sens à quelque tentative plus ou moins décisive. Mais l’usuelle difficulté de s’y résoudre, jointe à toutes les pesanteurs qui nous rendent si volontiers immobiles, nous enseignent invariablement que rester au bord du temps est la plus sûre façon de le voir partir sans nous. Il est vrai que celui qui tente ne risque rien, tant qu’il échoue. Certains s’obstineront dans leur désir d’existence, mais ils sous estiment les difficultés. Car qui sait que tenter pour exister ? Et où opérer la tentative d’existence ? Et qu’est-ce que tenter ? Suffit-il de se laisser tenter ? Suffit-il d’échouer une fois ? Voir une bonne fois pour toutes ? A moins qu’il ne se trouve embarqué malgré lui dans quelque transport qu’il aurait oublié de rater, et qu’il se voit contraint d’ouvrir grand ses poumons… »

Jean-Paul Galibert

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Pensée du 01 octobre 19

“… Comme si ceux qui parlent de culture, pour eux et pour les autres, c’est à dire les hommes cultivés, ne pouvaient penser le salut culturel que dans la logique de la prédestination (de l’inné, du patrimoine génétique), comme si leurs vertus se trouvaient dévalorisées d’avoir été acquises, comme si toute leur représentation de la culture avait pour fin de les autoriser à se convaincre que, selon le mot d’une vieille personne, fort cultivée, “l’éducation c’est inné” ».

Bourdieu, L’Amour de l’Art, Minuit, p. 17.

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Pensée du 30 septembre 19

“Notre intelligence, telle que l’évolution de la vie l’a modelée, a pour fonction essentielle d’éclairer notre conduite, de préparer notre action sur les choses, de prévoir, pour une situation donnée, les événements favorables ou défavorables qui pourront s’ensuivre. Elle isole donc instinctivement, dans une situation, ce qui ressemble au déjà connu : elle cherche le même, afin de pouvoir appliquer son principe que “le même produit le même”. En cela consiste la prévision de l’avenir par le sens commun. La science porte cette opération au plus haut degré possible d’exactitude et de précision, mais elle n’en altère pas le caractère essentiel.”

Henri Bergson, Evolution créatrice

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Pensée du 29 septembre 19

“Le goût est la faculté de juger d’un objet ou d’une représentation par une satisfaction dégagée de tout intérêt… Le beau est ce qui est représenté, sans concept, comme l’objet d’une satisfaction universelle… Lorsque je donne une chose pour belle, j’exige des autres le même sentiment ; je ne juge pas seulement pour moi, mais pour tout le monde, je parle de la beauté comme si c’était une qualité des choses, je dis que la chose est belle… La beauté est la forme de la finalité d’un objet, en tant qu’elle est perçue sans représentation d’une fin.”

Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger

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Pensée du 28 septembre 19

“La nature commande à tout animal et la bête obéit. L’homme éprouve la même impression, mais il se reconnaît libre d’acquiescer ou de résister; et c’est surtout dans la conscience de cette liberté que se montre la spiritualité de son âme: car la physique explique en quelque manière le mécanisme des sens et la formulation des idées; mais dans la puissance de vouloir ou plutôt de choisir, et dans le sentiment de cette puissance on ne trouve que des actes purement spirituels, dont on n’explique rien par des lois de la mécanique… (ce qui le distingue), c’est la faculté de se perfectionner; faculté qui, à l’aide des circonstances, développe successivement toutes les autres…”

J. J. Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Première partie..

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Pensée du 27 septembre 19

“Il faut détruire le préjugé très répandu que la philosophie est quelque chose de très difficile du fait qu’elle est l’activité intellectuelle propre d’une catégorie déterminée de savants spécialisés ou de philosophes professionnels ayant un système philosophique. Il faut donc démontrer en tout premier lieu que tous les hommes sont “philosophes”, en définissant les limites et les caractères de cette “philosophie spontanée>, propre à tout le monde >, c’est-à-dire de la philosophie qui est contenue : 1. dans le langage même, qui est un ensemble de notions et de concepts déterminés et non certes exclusivement de mots grammaticalement vides de contenu ; 2. dans le sens commun et le bon sens ; 3. dans la religion populaire et donc également dans tout le système de croyances, de superstitions, opinions, façons de voir et d’agir qui sont ramassées généralement dans ce qu’on appelle le folklore.”

A. GRAMSCI, Introduction à l’étude de la philosophie et du matérialisme historique, Editions sociales, éditions de 1977.

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Pensée du 26 septembre 19

« L’imitation, c’est l’intelligence humaine dans ce qu’elle a de plus dynamique ; c’est ce qui dépasse l’animalité, donc, mais c’est ce qui nous fait perdre l’équilibre animal et peut nous faire tomber très au-dessous de ceux qu’on appelait naguère « nos frères inférieurs ». Dès que nous désirons ce que désire un modèle assez proche de nous dans le temps et dans l’espace, pour que l’objet convoité par lui passe à notre portée, nous nous efforçons de lui enlever cet objet et la rivalité entre lui et nous est inévitable. C’est la rivalité mimétique. Elle peut atteindre un niveau d’intensité extraordinaire. Elle est responsable de la fréquence et de l’intensité des conflits humains, mais chose étrange, personne ne parle jamais d’elle. Elle fait tout pour se dissimuler, même aux yeux des principaux intéressés, et généralement elle réussit ».

René GIRARD, Celui par qui le scandale arrive, p. 18-19.

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Pensée du 25 septembre 19

« En observant les hommes autour de nous, on s’aperçoit vite que le désir mimétique, ou imitation désirante, domine aussi bien nos gestes les plus infimes que l’essentiel de nos vies, le choix d’une épouse, celui d’une carrière, le sens que nous donnons à l’existence. Ce qu’on nomme désir ou passion n’est pas mimétique, imitatif accidentellement ou de temps à autre, mais tout le temps. Loin d’être ce qu’il y a de plus nôtre, notre désir vient d’autrui. Il est éminemment social… L’imitation joue un rôle important chez les mammifères supérieurs, notamment chez nos plus proches parents, les grands singes ; elle se fait plus puissante encore chez les hommes et c’est la raison principale pour laquelle nous sommes plus intelligents et aussi plus combatifs, plus violents que tous les mammifères. »

René GIRARD, Celui par qui le scandale arrive, p. 18-19.

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Pensée du 24 septembre 19

« Allez tranquillement parmi le vacarme et la hâte et souvenez-vous de la paix qui peut exister dans le silence. Sans aliénation, vivez, autant que possible en bons termes avec toutes les personnes. Dites doucement et clairement votre vérité. Écoutez les autres, même les simples d’esprit et les ignorants, ils ont eux aussi leur histoire. Évitez les individus bruyants et agressifs, ils sont une vexation pour l’esprit. Ne vous comparez avec personne : il y a toujours plus grands et plus petits que vous. Jouissez de vos projets aussi bien que de vos accomplissements. Ne soyez pas aveugle en ce qui concerne la vertu qui existe. Soyez vous-même. Surtout, n’affectez pas l’amitié. Non plus ne soyez pas cynique en amour car, il est, en face de tout désenchantement, aussi éternel que l’herbe. Prenez avec bonté le conseil des années en renonçant avec grâce à votre jeunesse. Fortifiez une puissance d’esprit pour vous protéger en cas de malheur soudain. Mais ne vous chagrinez pas avec vos chimères. De nombreuses peurs naissent de la fatigue et de la solitude. Au delà d’une discipline saine, soyez doux avec vous-même. Vous êtes un enfant de l’univers, pas moins que les arbres et les étoiles. Vous avez le droit d’être ici. Et, qu’il vous soit clair ou non, l’univers se déroule sans doute comme il le devait. Quels que soient vos travaux et vos rêves, gardez dans le désarroi bruyant de la vie, la paix de votre cour. Avec toutes ses perfidies et ses rêves brisés, le monde est pourtant beau. Tachez d’être heureux.
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Pensée du 23 septembre 19

« Essayez donc d’imaginer quelle calamité ce doit être d’avoir 300 millions de chômeurs, des millions et des millions d’hommes dont la situation se dégrade de jour en jour, faute de travail, et qui ont perdu tout amour-propre et toute foi en Dieu. Autant essayer de transmettre la parole de Dieu à un chien que de vouloir le faire auprès de ces millions d’affamés dont le regard a perdu tout éclat et dont le seul Dieu est le pain qu’ils attendent. La seule manière de leur parler de Dieu est de leur apporter ce qui, pour eux, est devenu sacré : un travail. Il est certes fort plaisant de parler de Dieu autour d’une table à l’occasion d’un bon déjeuner tout en sachant fort bien que le repas suivant sera encore plus savoureux. Mais comment s’y prendre pour parler de Dieu à des millions d’hommes qui n’ont pas leurs deux repas par jour ? Pour eux, Dieu ne peut évoquer que la possibilité de subsister… A un peuple qui meurt de faim et qui se morfond dans l’oisiveté, Dieu ne peut apparaître que sous la seule forme acceptable d’un travail, accompagné d’un salaire qui assurera la nourriture ».

GANDHI, Tous les hommes sont frères, Gallimard.

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Pensée du 20 septembre 19

« Bonheur et malheur se trouvent dans l’âme. Le bonheur ne consiste pas dans la possession de troupeaux et de l’or. C’est l’âme qui est le siège de la béatitude. Le meilleur pour l’homme est de vivre avec le maximum de joie et le minimum de tristesse. Or ce n’est pas impossible, si l’on ne place pas le plaisir dans les choses périssables. Les grandes joie proviennent de la contemplation des belles oeuvres. »

Démocrite, in Les penseurs grecs avant Socrate, p. 171

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Pensée du 22 septembre 19

« Qu’est-ce que le moi ? Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants, si je passe par là, puis-je dire qu’il s’est mis là pour me voir ? Non ; car il ne pense pas à moi en particulier. Mais celui qui aime quelqu’un à cause de sa beauté, l’aime-t-il ? Non; car la petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu’il ne l’aimera plus. Et si on m’aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m’aime-t-on, moi ? Non ; car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même. Où est donc ce moi, s’il n’est ni dans le corps, ni dans l’âme ? Et comment aimer le corps ou l’âme, sinon pour ces qualités qui ne sont point ce qui fait le moi, puisqu’elles sont périssables ? Car aimerait-on la substance de l’âme d’une personne abstraitement, et quelques qualités qui y fussent ? Cela ne se peut, et serait injuste. On n’aime donc jamais personne, mais seulement des qualités. Qu’on ne se moque donc plus de ceux qui se font honorer pour des charges et des offices, car on n’aime personne que pour des qualités empruntées. »

Pascal, Pensées

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Pensée du 21 septembre 19

« Nous ne nous tenons jamais au temps présent. Nous anticipons l’avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours; ou nous rappelons le passé pour l’arrêter comme trop prompt: si imprudents, que nous errons dans des temps qui ne sont pas nôtres, et ne pensons point au seul qui nous appartient; et si vains, que nous songeons à ceux qui ne sont rien, et échappons sans réflexion le seul qui subsiste. C’est que le présent, d’ordinaire, nous blesse. Nous le cachons à notre vue parce qu’il nous afflige; et s’il nous est agréable, nous regrettons de le voir échapper. Nous tâchons de le soutenir par l’avenir, et pensons à disposer les choses qui ne sont pas en notre puissance, pour un temps où nous n’avons aucune assurance d’arriver. Que chacun examine ses pensées, il les trouvera toutes occupées au passé et à l’avenir. Nous ne pensons presque point au présent; et, si nous y pensons, ce n’est que pour en prendre la lumière pour disposer de l’avenir. Le présent n’est jamais notre fin: le passé‚ et le présent sont nos moyens; le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre; et, nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais. ».

Blaise Pascal, Pensées.

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